Chapitre 7 : Le Passage

Le Colonel Cage fait bouffer la literie qu’on lui a donnée, un sac en tissu rempli de paille. Il a déposé ses vêtements en travers du pied de lit, pliés au carré comme font les militaires, et il est en sous-vêtements, un sinistre tee-shirt et un caleçon court. Il ajuste le dos du col de son tee-shirt, puis s’allonge à nouveau dans le lit de paille, avec un soupir. Son visage prend un air perplexe et il s’affaire encore avec le dos de son col, son visage prenant cette fois un air affolé. Il s’assied d’un coup, amenant son tee-shirt par dessus la tête et examinant son col qu’il a maintenant devant les yeux. « Oh, mon Dieu. »

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Le Colonel Cage et Ian sont dans la Salle du Conseil. Le Colonel a sorti Ian du lit. Il tient son tee-shirt en face de lui, sous le nez de Ian, en le secouant avec rage. « Qu’ils soient maudits, ils m’ont mis un mouchard, ils savent où nous sommes, et ils vont venir nous cueillir! » Ian paraît perplexe et lève les yeux vers ceux du Colonel, le fixant fermement comme pour lui demander une explication. Le Colonel soupire et voyant qu’il va lui falloir raconter tout, il fait de gros efforts pour se calmer. « C’est un micro. Je ne savais pas que je le portais. S’il est relié en direct et je n’ai aucune raison de penser le contraire, ils peuvent me suivre à la trace, suivre ce truc, et ça va les amener tout droit où nous sommes. »

Une pensée le traverse et il jette soudain le tee-shirt par terre et en écrase le col avec le talon jusqu’à ce qu’il entende un craquement. Ian dit, « Mais vous ne savez pas depuis combien de temps vous l’avez ni même s’il fonctionne. » Le visage du Colonel Cage pâlit en réalisant qu’il ne peut pas dire à Ian ni aux autres tout ce qu’il sait, ce qui serait impossible à faire passer en si peu de temps. Il déclare finalement, après une lutte intérieure avec lui-même sur la question, « Attendez vous au pire. »

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C’est le matin au Camp du Fleuve, où la trompe de brume mugit doucement. Le Colonel Cage, mal à l’aise de ce qui s’est passé la nuit d’avant, fait des bonds et se contracte nerveusement dans son sommeil , ses yeux s’ouvrant soudain dans un sursaut. La tente des hommes contient une douzaine d’hommes, avec la même literie primitive pour tous, et c’est un dortoir collectif. Le Colonel se glisse dans son pantalon et se dirige vers la porte, avant même d’avoir fermé sa braguette. Ian est debout sous un arbre et on le voit à peine car il est dans l’ombre. Le Colonel Cage s’avance vers lui, son tee-shirt blanc voyant comme un drapeau qui s’agite alors qu’il se déplace entre les arbres. « Vous avez été vu. » Le Colonel endormi s’aplatit rapidement sous un arbre. « Trop tard. Ils vous ont localisé. »

Le fleuve calme lape gentiment la plage, sur l’autre berge où se tient un groupe d’homme qui regarde de l’autre côté du fleuve. Le Colonel, la mâchoire serrée et légèrement tremblante sous la tension, dit à voix basse, « Je parie que ce sont eux. Ils ont tué et mangé des familles entières, et je pense plus pour s’amuser que par faim. J’aimerais les voir tous rôtir dans un feu, vivants! » Ian jette un œil au Colonel, il n’est pas choqué car il en soupçonnait tout autant. « Je vais poster une sentinelle pour être sûr qu’ils ne traverse pas. » Le Colonel secoue la tête. « Ca ne servira à rien, ils trouveront un chemin. On doit les descendre avant qu’ils ne nous descendent. »

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Au milieu de la matinée dans le camp du fleuve, femmes et enfants ont été regroupés au centre du camp. Ian est calme mais ferme, expliquant qu’il y a un danger que les hommes sont partis régler. Netty lève les yeux au ciel à cette déclaration machiste, mais ne proteste pas vraiment, connaissant le vrai danger. Un homme plus âgé, mettant clairement en évidence sa jambe blessée, une blessure récente présentant une tâche de sang rouge écarlate sur la chaussette arrangée à la va vite autour, marche lentement vers Ian. Il fait un signe de tête à Ian quand il croise son regard, comme un message silencieux. Le danger est passé, et les hommes reviennent. Leur mission a réussi, mais les vainqueurs sont bien peu en paix.

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Frank coupe vigoureusement en morceau des gros bouts verts d’un légume méconnaissable, les deux mains sur le hachoir et les épaules rentrées. Il discute de loin sans arrêt avec Madge, la cuisinière trapue, qui fouille dans ses jarres à légume. « La carte de la Mort est sortie, et nous savions tous que ça allait arriver. » Madge a l’air sombre, c’est son expression constante, et ne dit rien, mais Frank n’est pas démonté. Elle lui tend une autre poignée de racines à couper en morceaux. Dans un premier temps, on entend à peine le son des pales d’un hélicoptère, qui tournent doucement au-dessus du fleuve. Un hélicoptère noir arrive silencieusement le long du fleuve, avançant vers le cap. Frank s’arrête en plein geste pour écouter attentivement.

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Ian touche chaque membre du camp lorsqu’ils passent précipitamment à côté de lui, serrant dans les bras leurs affaires personnelles. Ils se précipitent tous en file indienne dans les bois et dans un ravin, hors de la portée de vue de quiconque sur le fleuve ou dans les airs. Personne n’est hystérique ni ne conteste la décision de Ian de quitter le camp du fleuve.

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Dans la tente des femmes, Danny intercède auprès de Cathy pour qu’elle les accompagne. Elle semble inconsciente de tout danger, les balaie tous de la main, et le traite d’hystérique. « Tu ne comprends pas, des gens ont été assassinés, des femmes violées, on n’a pas voulu te le dire! » « Danny, tu ne vois pas comme on est bien ici? Mes ongles repoussent, et on peut prendre autant de bains que l’on veut! » Danny a l’air consterné, il est sans voix, et le regard désolé, il réalise pour la première fois la profondeur de son narcissisme. Un couple de grande taille entre, volant des affaires oubliées, et Danny les regarde avec entendement. Elle ne sera pas seule! « Bon, eh bien je ne vais pas rester pour mourir avec toi, fais comme tu veux. » Et il tourne le dos, fonçant vers la porte pour rattraper les autres.

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Dans une clairière au milieu des bois, Ian compte les têtes au fur et à mesure que le groupe passe en silence devant lui en file indienne. Ian admoneste, « Restez ensemble maintenant, restez groupés! » Les retardataires à la queue arrivent, de grands espaces les séparant. Ian se tourne vers son assistante, une grande femme gracile aux cheveux gris arrangés en un chignon sévère, « Je n’ai pas vu le petit garçon et son grand-père, à moins qu’ils ne soient les derniers du lot. » La femme a un bloc notes dans les mains et vérifie, et une fois le groupe passé, dit, « Cette jeune femme et le journaliste, ils manquent aussi. »

Netty arrive dans la prairie en marchant péniblement, essayant de garder en vue la queue du groupe devant elle. Elle aperçoit Ian et son assistante qui se tiennent là et elle fait un large sourire, rassurée de ne les avoir pas perdus. Billy est un peu plus loin derrière sur la piste, s’arrêtant pour ramasser quelque chose sur le sol, se penchant, sa curiosité de petit garçon éveillée. Alors qu’il fait cela, il y a des bruissements dans les buissons au bord du chemin. Billy se redresse d’un coup, la bouche ouverte et les yeux écarquillés. En montrant les crocs, le premier d’une meute de chiens sauvages, un grand boxer si maigre qu’il en est squelettique, se précipite sur lui et le charge en sortant des buissons.

Netty n’hésite pas. Elle se met à courir à toutes jambes, couvrant de la distance silencieusement avec ses jambes puissantes et ses hanches larges qu’elle a musclées en montant à l’anglaise toutes ces années. Ian la voit courir sans faire de bruit à travers la clairière, faisant la course vers un Billy pétrifié comme une statue alors que la meute arrive sur lui en bondissant. Le chef de meute rampe au sol, ondulant en zigzags, les babines retroussées sur des crocs jaunes. Les chiens sont un mélange d’anciens animaux domestiques - des bergers, des boxers et des chiens de chasse -, toutes les espèces. Les plus petits se tiennent en arrière et jappent dans les bois, excités à la perspective d’un repas mais ne pouvant pas encore s’attaquer aux humains car ils leur rappellent leurs anciens propriétaires.

Netty atteint Billy et le soulève du sol dans ses bras, juste au moment où le chef de meute se jette sur lui. Il lui plante les crocs dans les fesses et elle lui rejette la tête en hurlant, les autres chiens de la meute se dispersant dans les bois dans la panique. Rouge et Danny arrivent en courant, Rouge donnant des coups avec sa veste au chef de meute qui bat en retraite, et Danny se précipitant sur Netty qui tombe à terre évanouie. Billy, en petit homme qu’il est, sort de ses bras et tourne autour pour apporter son aide. Il parle avec excitation. « Il l’a mordue aux fesses, en plein dans les fesses. Mince, elle est arrivée de nulle part! »

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Un épais brouillard souffle dans les toutes premières heures de l’aube près du fleuve. Ian vient de réveiller sa troupe de voyageurs, ne leur laissant que quelques heures de repos dans la nuit. Maintenant qu’ils voient où mettre un pied devant l’autre, il a l’intention de les remettre sur pieds et de continuer leur route. Le groupe a des petits yeux, comme s’ils venaient juste de se réveiller et avait besoin d’une tasse de café ou plus exactement d’une cafetière entière. Personne ne se plaint, pourtant, et quand quelqu’un trébuche et laisse tomber quelque chose, celui qui le suit l’aide à le ramasser et à le remettre dans ses affaires. Ce groupe s’entraide, sans notion de concurrence, et il n’y a jamais besoin de demander de l’aide.

On porte Netty dans une écharpe, entre Danny et la grosse cuisinière Madge, qui a beaucoup de muscles sous la graisse, semble-t-il. Frank les suit, portant leurs bagages collectifs comme un bât. Il ne se plaint pas, mais il bavarde à propos de diverses situations dans la mythologie ou autres cultures qui ressemblent à la scène, pour s’expliquer pourquoi sa nouvelle chérie est la bête de somme alors qu’il n’est que le bât. L’ego masculin a survécu intact au basculement des pôles, semble-t-il. Netty est rose et bouffie, fiévreuse, et semble inconsciente ou endormie. Frank dit, « Et les Cherokee permettent même que leurs femmes deviennent Grand Chef. »

Ian, en tête, arrête le groupe qui le suit en levant une main. Caché par le brouillard mais visible quand les nappes se dissipent momentanément, il y a un immense dôme gris terne, à plusieurs étages. Le dôme ne va pas plus haut que la cime des arbres mais couvre une surface grande comme un terrain de football. Situé sur une arête le long du fleuve, où il y a des arbres de chaque côté mais pas de terrain en surplomb, le dôme ne peut être vu que par un avion qui le survolerait. Plusieurs assistants de Ian l’entourent, arrivant derrière lui et regardant le dôme par dessus ses épaules. Ils sont tous silencieux, contemplent, enregistrant ce qu’ils voient et essayant de se faire une idée de ce que cela peut être.

Ian finalement s’avance, le groupe traînant les pieds derrière lui. Il y a un grand espace entre Ian et ceux qui le suivent, ses assistants, et un plus grand encore avec le reste du groupe qui vient après. Ils se tiennent clairement en retrait, pas suffisamment loin pour que l’on prenne cela pour un manque de confiance en Ian, mais assez loin pour que la fuite soit possible. Comme Ian approche de ce qui ressemble à une entrée, un petit demi-cercle sur le bord, le demi-cercle s’ouvre et glisse sur le côté, révélant une ouverture. Plusieurs humains en sortent, Jonah le premier, en tendant les mains. Ian hésite un court instant, puis il avance à son tour dans leur direction, en tendant la main. Le groupe qui suit Ian accélère notablement l’allure en observant cette chaleureuse marque de bienvenue.

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Dès leur entrée dans le dôme, les nouveaux arrivants restent bouche bée devant le plafond élevé mais éclairé de façon diffuse et la végétation luxuriante poussant au centre du dôme, où se trouve une fontaine et des pelouses où des enfants jouent. Le dôme a des logements en cercle autour du bord, sur plusieurs niveaux, aussi bien vers le bas dans le sous-sol que vers le haut au-dessus du sol.

Tammy rompt le silence car une petite fille de son âge l’a remarquée. Tammy serre contre elle sa poupée de chiffon, qui est maintenant si sale et en lambeaux qu’elle ressemble plutôt à un chiffon noir. La petite fille qui l’accueille a une poupée de chiffon propre, pareille en taille et avec la même robe, et la donne à Tammy en souriant. Tammy cligne, quelques larmes lui montant aux yeux devant cette marque de gentillesse et de compréhension, et sourit faiblement. Elle tend à l’autre fillette sa poupée en loques et elle font l’échange, rient spontanément de la bêtise du cadeau de Tammy, et partent ensemble en courant, la petite fille du dôme en tête. Billy est juste derrière Tammy et il a observé la scène. Il lève son visage vers sa mère derrière laquelle il est debout, et ils partagent en silence le même sentiment qu’ils sont bien tombés.

Ian se tient sur le côté, en grande conversation avec Jonah. Ils ont fait quelques pas sur le côté alors que le reste du groupe s’amassait à l’entrée du dôme et réagissait. Madge, la grosse cuisinière, entre et pile, son froncement des sourcils permanent refusant de quitter son visage. Gros Tom et Danny font finalement entrer Netty sur l’écharpe qu’ils tiennent chacun d’un bout, Rouge leur fermant le pas avec tous les bagages qu’ils auraient dû porter à trois. Un homme et une femme se précipitent sur eux, qui pratiquent de toute évidence la médecine, et ils s’affairent à tirer Netty sur le côté, vers un Poste de Premiers Secours au niveau de l’entrée.

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Au Poste de Premiers Secours, Netty est allongée sur une table où on examine la morsure infectée de ses fesses. Danny reste auprès d’elle, debout sur le côté et l’air inquiet. Gros Tom et Rouge retournent voir leur famille, voyant que Danny s’est porté volontaire pour la surveiller. Netty est toute rose et inconsciente, elle est bouffie et sa respiration est rapide. Elle est couchée sur le côté droit, sa fesse gauche à l’air, un rouge agressif dû à l’inflammation entourant les points de morsures. Le couple qui dirige le poste des premiers secours se parlent à toute vitesse. « Piqûre de pénicilline, et il faut la mettre en chambre froide pour faire tomber la fièvre. »